En 2025, les entreprises belges recrutent… mais les candidats ont mieux à faire

28 Oct 2025 | Actualité, Politique | 0 commentaires

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Quand 72% des employeurs cherchent désespérément des candidats pendant que 270 000 chômeurs wallons préfèrent attendre : bienvenue dans le paradoxe belge du marché du travail. Mais la réalité est plus complexe qu’il n’y paraît.

Bruxelles — Commençons par un chiffre qui mérite réflexion : la Belgique compte simultanément 72% d’employeurs incapables de recruter (étude ManpowerGroup 2025) et 270 000 demandeurs d’emploi rien qu’en Wallonie. Sur le papier, c’est absurde. Dans la pratique, c’est révélateur d’un marché du travail en pleine mutation, où les attentes des uns et des autres ne se rencontrent plus.

Avant de crier au scandale ou d’accuser une génération entière de fainéantise — tentation toujours tentante pour qui cherche un bouc émissaire facile —, prenons le temps de décortiquer ce paradoxe avec un minimum d’honnêteté intellectuelle. Parce que oui, il y a 146 métiers en pénurie en Wallonie et 106 à Bruxelles. Mais non, ce n’est pas simplement une histoire de Belges paresseux qui refusent de travailler.


Les 146 métiers en pénurie : la liste exhaustive (ou presque)

Parlons chiffres concrets. Voici ce que le Forem et Actiris ont identifié comme métiers en pénurie ou critiques pour 2025. Accrochez-vous, c’est long :

Construction et bâtiment (le secteur roi de la pénurie)

Maçon, carreleur, couvreur, électricien (résidentiel et industriel), plombier-sanitaire, charpentier, menuisier (atelier, chantier intérieur/extérieur), plafonneur, peintre-décorateur, chef de chantier, conducteur de chantier, métreur, coffreur-ferrailleur, monteur de structures métalliques, technicien HVAC, technicien en froid et climatisation, poseur de canalisations, ouvrier de voirie, conducteur d’engins de chantier, conducteur de grue…

Santé et action sociale (l’urgence permanente)

Infirmier (général, chef, spécialisé bloc opératoire, anesthésie, pédiatrie), aide-soignant, médecin, dentiste, pharmacien, kinésithérapeute, logopède, ergothérapeute, aide familial, éducateur-accompagnateur, assistant social, technologue de laboratoire médical, technologue en imagerie médicale, accueillant d’enfants, ambulancier-secouriste, directeur d’établissement médicosocial…

Industrie (la face cachée de l’économie)

Soudeur (électrode, semi-automatique, TIG), électromécanicien de maintenance, mécanicien de maintenance, régleur-opérateur machines-outils, technicien en automatisation, conducteur d’installation chimique/pharmaceutique, dessinateur-concepteur en électricité, laborantin, responsable qualité/R&D/méthodes, chef d’équipe, tuyauteur, tôlier industriel…

Transport et logistique

Conducteur de poids lourds (permis C, CE, convoi exceptionnel), chauffeur d’autocar/autobus, conducteur de trains, commandant dans la navigation intérieure, magasinier…

Horeca (l’éternel maillon faible)

Cuisinier, chef de partie, commis de cuisine, commis de salle, serveur (restaurant/brasserie), réceptionniste hôtelier, agent d’accueil touristique…

Informatique (surprise : seulement 2 métiers listés)

Analyste-développeur TIC, Business Analyst TIC

Maintenance automobile

Mécanicien auto, mécanicien poids lourds, tôlier/peintre en carrosserie, technicien diagnostic automobile…

Transformation alimentaire

Boucher, boulanger, pâtissier, abatteur-découpeur, coupeur-désosseur, opérateur de production alimentaire…

Services divers

Comptable, expert-comptable, coiffeur, agent d’entretien, aide ménager à domicile, nettoyeur de locaux, syndic d’immeubles, enseignant (tous niveaux), conseiller en assurances…

Total : 146 métiers en Wallonie, 106 à Bruxelles. Soit environ 250 métiers différents en tension sur l’ensemble du royaume.

Mais pourquoi personne ne veut les faire ?

Parce que contrairement à ce que suggère le discours moralisateur ambiant, ce n’est pas qu’une question de « flemme ». C’est surtout une question de réalités économiques et sociales que personne n’ose vraiment aborder :

1. L’inadéquation formation/besoins

Les métiers en pénurie requièrent souvent des compétences techniques pointues (soudure TIG, automatisation industrielle, diagnostic automobile) ou des formations longues (médecine, kinésithérapie). Or, pendant des décennies, le système éducatif belge a valorisé presque exclusivement les filières générales et universitaires, créant une génération de diplômés en communication, marketing et sciences humaines… pour des métiers souvent saturés.

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2. Les conditions de travail objectives

Soyons francs : être maçon, c’est se lever à 5h, travailler dehors par tous les temps, se ruiner le dos à 45 ans, et gagner un salaire certes correct mais pas mirobolant. Être infirmier, c’est faire des gardes de nuit, subir des agressions verbales (parfois physiques), et tenir psychologiquement face à la souffrance quotidienne. Être cuisinier, c’est bosser les week-ends, les jours fériés, dans une chaleur étouffante, pour un salaire qui peine à dépasser 2 000 euros nets.

Comparez ça à un job de bureau en marketing digital (même médiocre) : horaires de 9h-17h, télétravail 2 jours/semaine, ordinateur portable fourni, café à volonté, afterwork le jeudi. Quel candidat rationnel choisirait le béton plutôt que le bureau ?

3. Le piège du filet social généreux

Parlons de l’éléphant dans la pièce. La Belgique offre des allocations de chômage parmi les plus généreuses d’Europe, sans limite de durée pour le moment, bientôt limitée à 2 ans. Pour un célibataire, cela représente environ 1 200-1 400 euros nets, si on a cotisé évidemment. Pour une personne avec charge de famille, ça peut monter à 1 600-1 800 euros.

Face à une offre d’emploi à 1 900 euros nets pour 40h/semaine dans un travail pénible, loin de chez soi, avec un CDD de 6 mois… le calcul coût/bénéfice devient rapidement défavorable. Surtout si accepter ce job signifie perdre ses allocations et risquer de ne plus y avoir droit en cas de démission ultérieur.

Ce n’est pas du « Belge fainéant » — c’est de l’arbitrage rationnel face à des incitations économiques mal calibrées.

Le télétravail, ce faux ami devenu boomerang

Parlons maintenant d’un autre changement majeur : le basculement progressif du retour au bureau après des années de télétravail glorifié. Et là encore, la réalité est plus nuancée qu’il n’y paraît.

Le mythe de la productivité éternelle

Au début du télétravail (mars 2020), les études montraient des gains de productivité spectaculaires : +13% à +20% selon Stanford et la Banque de France. Les raisons ? Moins de temps perdu dans les transports, moins de distractions au bureau (collègues bavards, réunions inutiles), environnement personnalisé.

Mais c’était avant. Avant que Slack ne devienne une machine à notifications permanentes. Avant que Zoom ne transforme les journées en marathon de visioconférences. Avant que Teams, Asana, Monday, et 15 autres outils collaboratifs ne fragmentent l’attention en micro-interruptions toutes les 4 minutes.

Une étude de 2025 montre que 60% des télétravailleurs se disent désormais plus distraits qu’au bureau. Entre les notifications push, les enfants qui débarquent, le livreur qui sonne, Netflix à portée de clic, et l’absence de séparation physique entre « lieu de travail » et « lieu de vie », la concentration devient un défi olympique.

Résultat : de plus en plus d’employeurs imposent le retour au bureau à temps plein ou partiel. Non pas par sadisme managérial (quoique), mais parce que gérer une équipe dispersée, former des juniors à distance, et maintenir une culture d’entreprise via écrans interposés, c’est épuisant.

La frontière floue avec la délocalisation

Et puis il y a ce non-dit embarrassant : si le télétravail fonctionne vraiment, pourquoi payer un développeur belge 4 000 euros/mois quand un développeur roumain, portugais ou indien fait le même boulot pour 1 500-2 000 euros ?

C’est le paradoxe que personne n’ose formuler clairement : en normalisant le télétravail à 100%, les travailleurs occidentaux ont involontairement ouvert la porte à leur propre remplacement par des talents internationaux moins chers. Si la présence physique n’a plus de valeur, alors la localisation géographique non plus. Et là, c’est tout le modèle social européen qui vacille.

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Génération Z : l’investissement impossible ?

Abordons maintenant le problème sous l’angle des employeurs. Parce que oui, recruter de la Gen Z, c’est devenu un pari risqué.

Le coût caché du turnover

Former un nouvel employé coûte en moyenne 15 000 à 20 000 euros (recrutement, onboarding, formation, perte de productivité initiale). Si cette personne part au bout de 18 mois — ce qui est la durée moyenne pour un Gen Z selon plusieurs études —, l’entreprise n’a même pas amorti son investissement.

Imaginez un patron de PME qui embauche un junior en développement web. Six mois de formation intensive, mentorat par un senior (qui produit donc moins), accès aux outils et licences. Au bout d’un an, le junior est enfin opérationnel. Et là, il reçoit une offre LinkedIn à +500 euros/mois et démissionne.

Le patron devra recommencer de zéro. Encore 15 000 euros. Encore six mois perdus. À quel moment devient-il plus rationnel de sous-traiter à une agence, quitte à payer plus cher ?

L’infidélité assumée

La Gen Z le dit ouvertement dans les études : ils veulent se former, prendre de l’expérience, puis passer à autre chose. Le job-hopping est leur stratégie d’évolution de carrière. C’est parfaitement logique pour eux — les augmentations internes sont rares, les promotions lentes, autant changer d’employeur tous les 2 ans pour booster son CV et son salaire.

Mais pour l’employeur, cela signifie investir dans quelqu’un qui considère explicitement le poste comme transitoire. Difficile de construire une stratégie RH à long terme dans ces conditions.

Le grand décalage : les métiers qu’on veut vs ceux qui existent

Et maintenant, le coup de grâce : l’asymétrie totale entre offre et demande.

Les métiers saturés qu’on s’arrache

Marketing digital, communication, community management, graphisme, relations publiques, journalisme, RH junior, coaching, consulting… Ces secteurs croulent littéralement sous les candidatures. À Toulouse, 340 candidats se sont battus pour un seul CDD de 6 mois en communication digitale (France 3, septembre 2025).

Pourquoi ? Parce que ces métiers cochent toutes les cases Gen Z :

  • Travail « créatif » et intellectuel (pas physique)
  • Télétravail possible
  • Image valorisante sur les réseaux sociaux
  • Pas de diplôme ultra-spécialisé requis
  • Perception (souvent erronée) d’un job « cool » et flexible

Le problème ? Il y a 10 fois plus de diplômés en marketing/communication que de postes disponibles. Résultat : des centaines de jeunes avec un Master en « Digital Marketing Strategy » qui finissent stagiaires sous-payés ou au chômage.

Les métiers disponibles qu’on boude

Pendant ce temps, les 146 métiers en pénurie attendent. Maçon ? « Trop physique. » Infirmier ? « Trop stressant. » Soudeur ? « Pas sexy. » Développeur backend ? « Trop technique. » Comptable ? « Trop ennuyeux. » Chauffeur routier ? « Trop solitaire. »

Le décalage est abyssal. Les candidats veulent des jobs qui n’existent pas en quantité suffisante, et refusent ceux qui sont disponibles par milliers.

Alors, qui a raison ? Personne. Ou tout le monde.

Sortons cinq minutes de la posture ironique pour constater une vérité inconfortable : nous sommes face à un échec systémique, pas à une guerre générationnelle.

Les jeunes ont raison de refuser des jobs mal payés, physiquement épuisants, avec des horaires impossibles et aucune perspective d’évolution. Personne ne devrait accepter de se détruire la santé à 25 ans pour un salaire qui permet à peine de se loger.

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Les employeurs ont raison de se méfier d’une génération volatile qui considère chaque poste comme un tremplin temporaire. Former quelqu’un coûte cher. Le voir partir 18 mois plus tard, c’est démoralisant et ruineux.

L’État a raison de maintenir un filet social solide — c’est ce qui nous différencie du modèle anglo-saxon brutal. Mais il a tort de ne pas mieux inciter au retour à l’emploi via des transitions progressives entre allocations et salaire.

Le système éducatif a raison de former des esprits critiques et cultivés. Mais il a tort de continuer à dévaloriser les filières techniques et professionnelles, créant des cohortes de diplômés inadaptés au marché réel.

Et maintenant ?

Quelques pistes de sortie de crise, sans garantie de succès :

1. Revaloriser VRAIMENT les métiers pénibles Pas avec des discours, avec des euros. Un maçon devrait gagner autant qu’un chef de projet marketing. Un infirmier devrait toucher 3 500 euros nets après 5 ans d’expérience, pas 2 400. Si on veut attirer des candidats, il faut que l’arbitrage financier soit favorable.

2. Réformer le système d’allocations Non pas en les supprimant (ce serait brutal et injuste), mais en créant des mécanismes de cumul progressif : toucher 80% de ses allocations + un salaire partiel pendant 6 mois, puis 60%, puis 40%. Rendre la transition emploi/chômage moins binaire.

3. Investir massivement dans la formation Des passerelles rapides (6-12 mois) pour reconvertir des demandeurs d’emploi vers les métiers en pénurie. Financées à 100%, avec garantie d’emploi à la clé.

4. Accepter le télétravail encadré Ni tout présentiel (c’est fini), ni tout distanciel (c’est improductif). Un modèle hybride clair : 2-3 jours au bureau, avec obligation de résultats mesurables, pas d’horaires de connexion.

5. Responsabiliser la Gen Z… et les employeurs Les jeunes doivent comprendre qu’un CV avec 8 jobs en 5 ans finit par rebuter. Les employeurs doivent comprendre qu’un junior qui part chercher mieux, c’est souvent parce qu’on lui a donné aucune raison valable de rester.

Épilogue : la valse continue

En attendant ces hypothétiques réformes, le marché du travail belge continuera son tango bancal : des offres qui s’empilent, des candidats qui scrollent, et entre les deux, une incompréhension mutuelle qui ressemble de plus en plus à un dialogue de sourds amplifié par algorithmes LinkedIn.

Peut-être qu’un jour, on arrêtera de chercher des coupables — les jeunes fainéants, les employeurs pingres, l’État providence — pour admettre collectivement que le modèle actuel est cassé. Que le travail du XXIᵉ siècle ne peut plus fonctionner avec les codes du XXᵉ. Que vouloir du sens ET un salaire décent, ce n’est pas de l’arrogance, c’est du bon sens.

Mais en attendant cette épiphanie collective, on continuera de publier des articles comme celui-ci. Vous les lirez. Vous hocher de la tête. Puis vous retournerez à votre propre équation impossible : trop qualifié pour les jobs disponibles, pas assez spécialisé pour ceux qui paient bien, trop cher pour être délocalisé, trop volatile pour être formé.

Bienvenue dans l’économie de 2025. Même nous, on ne sait plus trop comment en sortir.

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