Ou comment nous avons passé trois décennies à ignorer l’éléphant dans la salle de rédaction
Il y a quelques semaines, lors d’une soirée bruxelloise, un jeune développeur de 24 ans m’a demandé ce que je faisais dans la vie. « Journaliste », ai-je répondu avec ce qui me semblait encore être une pointe de fierté. Il a hoché la tête poliment, avec ce regard compatissant qu’on réserve habituellement aux facteurs d’accordéons ou aux réparateurs de machines à écrire. « Ah, cool. Comme… pour un site web ou… ? » J’ai murmuré le nom d’un journal. « Ah ouais, je crois que ma grand-mère le lit encore », a-t-il lâché sans malice aucune.
Voilà. Ma profession, résumée en une phrase. Nous sommes devenus le passe-temps nostalgique des grands-parents.
Les chiffres sont là, implacables comme un algorithme TikTok à 3h du matin : 72% des 16-18 ans consultent TikTok au moins une fois par jour. Pour les journaux papier ? On atteint péniblement les 8%. Même nos versions numériques peinent : 20% des 18-24 ans viennent désormais chercher leur dose d’actualité sur TikTok plutôt que sur nos sites soigneusement mis en page. Et pendant ce temps, dans les salles de rédaction, on continue de débattre gravement du choix de la police de caractère pour le titre de Une – une Une que personne de moins de 40 ans ne verra jamais.
Bienvenue dans notre crise existentielle à 300 000 licenciements.
Comment en Sommes-nous Arrivés là ? (Spoiler : On l’a un Peu Cherché)
L’histoire de notre déclin ressemble à ces films catastrophe où les personnages ignorent systématiquement tous les signaux d’alarme. En 1995, quand Internet débarquait, on a haussé les épaules : « C’est un gadget pour geeks. » En 2005, quand les blogs explosaient : « N’importe qui peut écrire n’importe quoi, nous on fait du VRAI journalisme. » En 2015, quand Facebook phagocytait la consommation d’info : « Les gens reviendront à la qualité. » En 2020, quand TikTok dépassait le milliard d’utilisateurs : « C’est juste des danses, ça passera. »
Narrateur : Ça n’est pas passé.
Aujourd’hui, les créateurs de contenu sur TikTok et YouTube génèrent collectivement 184,9 milliards de dollars de revenus publicitaires – en hausse de 20% par an. Pendant ce temps, la presse écrite enregistre des baisses de diffusion de 10% annuelles depuis 2000. Aux États-Unis, 120 000 postes de journalistes ont disparu en 2022. En France, 200 publications locales ont fermé depuis 2004.
Notre réaction collective ? Organiser des colloques sur « l’avenir du journalisme » dans des hôtels quatre étoiles, financés par les dernières subventions publiques, où l’on se congratule mutuellement sur l’importance vitale de notre métier. Entre la poire et le fromage, bien sûr. Parce que même en crise existentielle, on garde notre standing.
Le Vrai Choc : Ils ne Nous Manquent Même Pas
Le plus troublant dans cette histoire, ce n’est pas que les jeunes nous délaissent. C’est qu’ils ne semblent absolument pas ressentir le manque. Ils ne se disent pas : « Ah, dommage qu’il n’y ait plus de journaux, on était mieux informés avant. » Non. Ils se disent : « C’est quoi un journal, déjà ? »
Lors d’un reportage l’an dernier, j’ai interrogé une classe de terminale sur leurs sources d’information. Sur 28 élèves, exactement zéro ne lisait la presse traditionnelle. Pas même en ligne. « Pourquoi je perdrais 10 minutes à lire un article quand je peux avoir l’essentiel en 60 secondes sur TikTok ? », m’a lancé Léa, 17 ans, avec une logique imparable. « Et en plus, sur TikTok, les gens expliquent avec leurs mots, c’est plus accessible. Vous, vous écrivez comme si tout le monde avait fait Sciences Po. »
Touché. Coulé.
Le rapport de l’INJEP (novembre 2024) le confirme : 60% des jeunes utilisent les réseaux sociaux pour s’informer, contre 30% qui regardent encore le journal télévisé. Et attention, pas pour consulter nos contenus partagés – non, pour suivre des créateurs qui décryptent l’actualité à leur sauce. Des gens qui n’ont souvent jamais mis les pieds dans une école de journalisme, qui confondent parfois allègrement opinion et fait, mais qui ont compris un truc essentiel qu’on a mis 20 ans à louper : parler comme un être humain normal.
L’Algorithme, ce Rédacteur en Chef sans État d’Âme
Dans une salle de rédaction traditionnelle, le choix des sujets se fait autour d’une table, à coups d’intuition journalistique, de contraintes budgétaires et d’engueulades mémorables sur la hiérarchie de l’information. « Le conflit au Proche-Orient passe avant le marronnier sur les restos branchés de l’été », décrète le rédac’ chef, et tout le monde s’exécute.
Sur TikTok, c’est l’algorithme qui décide. Pas de débat, pas de hiérarchie éditoriale, juste des millions de données analysées en temps réel. Une vidéo sur la réforme des retraites génère 2 000 vues ? Poubelle. Un clip de 30 secondes sur « comment faire une demande de CPF » explose à 2 millions ? Promotion immédiate sur tous les fils d’actualité.
Le résultat ? Une information liquide, qui s’adapte en permanence aux centres d’intérêt réels (et non supposés) des utilisateurs. 23 millions de vidéos sont téléversées chaque jour sur TikTok. L’utilisateur moyen y passe 58 minutes quotidiennes – plus que le temps de lecture cumulé de tous les journaux français réunis.
Et nous, pendant ce temps ? On continue de décider magistralement ce qui « devrait » intéresser les gens, depuis notre tour d’ivoire parisienne (ou bruxelloise, ne nous vexons pas). On titre en Une sur les débats parlementaires que personne ne suit, on consacre trois colonnes à l’analyse géopolitique pointue, et on se demande, perplexes, pourquoi notre audience fond comme neige au soleil.
L’algorithme, lui, ne se pose pas de questions existentielles. Il optimise. Froidement. Efficacement. Sans déjeuner de presse ni carte de visite gravée.
Ce Qu’on a Perdu en Chemin (et que TikTok ne Remplacera Jamais)
Soyons honnêtes deux minutes – il le faut bien, c’est notre métier. Tout n’est pas rose dans le monde de l’information TikTokisée. Derrière les vidéos virales et les formats courts, il manque quelques petits détails.
Comme, par exemple, la vérification des faits. Ou la contextualisation. Ou la nuance.
Sur TikTok, une « info » devient virale en fonction de son potentiel émotionnel, pas de sa véracité. Une vidéo affirmant que « le gouvernement cache la vérité sur X » générera 100 fois plus d’engagement qu’une analyse factuelle et pondérée sur le même sujet. L’algorithme s’en fiche éperdument : il cherche l’engagement, pas la vérité.
Dans une rédaction traditionnelle (enfin, dans l’idéal théorique de nos formations CFJ), on vérifie. On recoupe. On appelle trois sources différentes. On se demande : « Est-ce vrai ? Est-ce important ? Est-ce dans l’intérêt public ? » Ensuite seulement, on publie. Sur TikTok, on publie d’abord, on verra bien ensuite si c’était vrai. Et si ce n’est pas vrai ? Bah, on fera une vidéo de rectification (qui aura 1000 fois moins de vues que la fake news initiale).
Autre détail qui nous différencie : l’enquête au long cours. Ces papiers qui nécessitent trois mois d’investigation, 50 entretiens, l’analyse de 500 pages de documents confidentiels. Vous savez, ces trucs qui ont fait tomber des gouvernements, révélé des scandales sanitaires, changé des lois. Ça ne tient pas en 60 secondes de vidéo verticale. Désolé.
Quand le Washington Post a enquêté sur le Watergate, ça a pris deux ans. Si Woodward et Bernstein avaient dû faire ça en format TikTok… « Salut les amis, aujourd’hui on va parler du président Nixon qui est peut-être un peu corrompu, mettez un like si vous voulez la suite ! 👍🔥 » Non. Juste non.
Notre Réaction : Entre Déni et Adaptation Maladroite
Face à ce raz-de-marée, le monde journalistique a réagi avec sa grâce habituelle. C’est-à-dire : en mode panique complète et contradictoire.
Phase 1 : Le déni aristocratique (2015-2018) « TikTok ? C’est pour les ados qui dansent. Notre lectorat est cultivé, lui. »
Phase 2 : La panique mal maîtrisée (2019-2021) « IL FAUT ÊTRE SUR TIKTOK ! Vite, créons un compte ! Qui sait danser ici ? Personne ? Tant pis, le stagiaire fera des vidéos. »
Phase 3 : L’adaptation grotesque (2022-2024) J’ai vu – de mes propres yeux vu – des rédactions prestigieuses demander à leurs journalistes de 50 ans, habitués à écrire des enquêtes de 10 000 mots, de « faire des TikToks sympas » entre deux papiers. Résultat : des vidéos où l’on sent le malaise à travers l’écran, filmées en plan fixe dans des bureaux sinistres, avec des journalistes qui lisent leurs articles d’un ton monocorde en regardant désespérément la caméra. Nombre de vues : 147. Dont 89 provenant de la famille.
Les médias qui ont réussi ? Ceux qui ont embauché de vrais créateurs de contenu natifs du digital. Pas des journalistes forcés à « être jeunes ». Mais ça implique d’accepter qu’un jeune de 25 ans sans carte de presse puisse avoir autant (voire plus) d’impact qu’un journaliste aguerri. Pour nos ego surdimensionnés, c’est compliqué.
Phase 4 : Celle où on en est maintenant (2025) Un mélange bizarre d’acceptation résignée et de derniers soubresauts d’orgueil. On maintient nos principes journalistiques (très bien), mais on regarde nos audiences s’effondrer (moins bien). On explique doctement qu’on fait de la « qualité » (vrai), mais on mendie des subventions publiques pour survivre (gênant). On critique l’info-spectacle sur TikTok (légitime), tout en publiant nous-mêmes des « Top 10 des plages de Belgique » pour gratter quelques clics (hypocrite).
Et Maintenant ? (Ou : Comment ne Pas Finir en Fossile)
Alors voilà, on est là. Dinosaures en costume-cravate, regardant le ciel s’assombrir. Plusieurs options s’offrent à nous :
Option A : Le bunker nostalgique On continue comme avant en attendant que « ça passe ». On entretient notre entre-soi, on se plaint de « la jeunesse qui ne comprend rien », on compte sur les subventions éternelles. Dans 20 ans, on sera le musée vivant que les étudiants visiteront pour comprendre « comment on s’informait avant ». Admission : 12 euros, tarif réduit pour les seniors.
Option B : L’adaptation servile On plie complètement devant la logique algorithmique. On ne fait plus que du contenu viral, du choc, de l’émotion. On abandonne toute prétention à hiérarchiser l’information. On devient des producteurs de contenu comme les autres. Spoiler : dans ce jeu-là, on perd. Parce qu’on sera toujours moins bons qu’un créateur natif pour faire des vidéos de 60 secondes.
Option C : La voie du milieu (ou comment être pragmatique sans renier son âme) On accepte qu’on ne reconquerra jamais les 18-25 ans avec nos formats traditionnels. Mais on se dit que notre rôle n’est peut-être plus de tout faire pour tout le monde. On garde ce qu’on fait de mieux – l’enquête, l’analyse longue, la vérification factuelle, la mise en perspective – et on assume que c’est un service premium. On collabore avec les créateurs digitaux au lieu de les mépriser. On leur apporte notre méthodologie, ils nous apprennent à parler humain.
Certains médias ont commencé. Le New York Times a recruté des dizaines de journalistes spécialisés en formats courts. Le Monde a lancé des formats vidéo courts avec de vrais codes TikTok (pas des powerpoints filmés). La BBC a créé des contenus spécifiquement pensés pour les algorithmes sans sacrifier la rigueur.
Est-ce qu’ils ont retrouvé leur audience de 1995 ? Non. Est-ce qu’ils ont arrêté l’hémorragie et créé de nouveaux modèles viables ? Oui. C’est déjà ça.
La Vraie Question (Celle qui Fait Mal)
Mais au fond, la question n’est peut-être pas : « Comment ramener les jeunes vers nous ? »
La question est peut-être : « Est-ce qu’on sert encore à quelque chose ? »
Et là, cramponnez-vous, je vais dire un truc qui va surprendre : oui. Mille fois oui.
Pas parce qu’on écrit joliment (ça, ChatGPT commence à le faire). Pas parce qu’on a un réseau (n’importe quel influenceur en a un meilleur). Mais parce qu’on maintient – dans l’idéal, quand on fait bien notre boulot – un espace où l’information est vérifiée avant d’être diffusée. Où la nuance existe encore. Où on peut passer trois mois sur un sujet sans générer de clics, juste parce que c’est important.
TikTok a démocratisé l’accès à l’information. Fantastique. Mais il a aussi démocratisé l’accès à la désinformation. Et dans ce bordel ambiant, quelqu’un doit jouer les arbitres. Pas les censeurs, hein – les arbitres. Ceux qui disent : « Attention, cette info circule partout, mais en fait, c’est faux, et voici pourquoi. »
C’est ingrat. C’est lent. C’est pas sexy. Ça génère moins de likes qu’une vidéo de chat. Mais c’est nécessaire.
Le problème, c’est qu’on a tellement été arrogants, tellement méprisants envers « les nouveaux médias », tellement sûrs de notre supériorité morale, qu’on a cramé notre capital confiance. Les jeunes ne nous font plus confiance par défaut. Il va falloir le regagner. Vidéo par vidéo, article par article, preuve par preuve.
Conclusion (Ou : Mémoires d’un Métier qui Refuse de Crever)
L’autre soir, j’ai recroisé le jeune développeur de la soirée. Il m’a dit : « Ah, j’ai vu votre article sur [sujet]. C’était vachement bien, je l’ai partagé. » J’ai demandé comment il l’avait trouvé. « Sur TikTok, quelqu’un avait fait un résumé et il linkait votre papier. »
Voilà. Notre avenir en une anecdote.
On ne sera plus jamais le point d’entrée de l’information. On sera une source parmi d’autres, validée et relayée par des intermédiaires qu’on ne contrôle pas. Notre rôle sera d’être la référence citée, le fact-check partagé, l’enquête de fond qui sert de base aux vidéos virales.
C’est moins glorieux qu’à l’époque où chaque famille attendait « son » journal le matin. Mais c’est peut-être plus utile qu’on ne le pense. Les fake news circulent vite – mais la vérité, même lente, finit toujours par émerger. Si on fait bien notre boulot.
Alors oui, les jeunes préfèrent TikTok aux journaux. Et alors ? On ne va pas pleurnicher dans notre café refroidi en attendant qu’ils reviennent miraculeusement. On va s’adapter, bordel. Avec notre dignité intacte (enfin, ce qu’il en reste), mais sans notre arrogance.
Parce qu’entre nous, ça fait 20 ans qu’on la joue surpris de notre déclin. Mais soyons honnêtes : on l’a bien cherché.
Maintenant, on va chercher autre chose : la pertinence.
[Chronique publiée dans La Gazette de Bruxelles, écrite entre deux vérifications de statistiques d’audience déprimantes et un énième débat sur « faut-il avoir un compte TikTok ? » – Réponse : oui, mais pas tenu par le stagiaire.]

Alice Vandendorpe est une rédactrice chevronnée avec plus de 10 ans d’expérience dans le journalisme. Elle excelle dans la création de contenus captivants et informatifs, et dirige notre équipe avec passion et dévouement.


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